La bête à bon Dieu

Elles ont passé l’hiver à l’abri, dans la maison. Réunies, dans les coins du plafond. Toutes n’ont pas survécu mais maintenant que le printemps annonce son retour, l’appel du dehors se fait ressentir pour les coccinelles

Un peu distrait ce matin, je ne la vois pas et manque de l’écraser.

 

—  Elle a eu chaud, dis donc ! s’exclame Arlolo derrière moi.

 

 

Ignorant sa remarque, j’observe de plus près la miraculée. Les élytres qui protègent ses ailes sont orange, brillantes et ne portent pas de taches blanches. Je compte les points :

 

—1,2,3…15 points, c’est une coccinelle asiatique ( Harmonia axyridis) !

 

— Oui, introduites en Europe pour lutter contre les pucerons dans les cultures.

 

– Ma grande tante, les appelait : « les bêtes à bon Dieu. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi.

 

– Ah, revlà la tata Jeannine. Bon, il est peut-être temps que je te fasse la démonstration d’un de mes nombreux pouvoirs.

 

— Je croyais que ton seul pouvoir, résidait dans ta capacité à te montrer désagréable.

 

— Comme tu veux, j’ai d’autres choses à faire de toute façon…

 

— Ça va je plaisante, montre-moi.

 

— Ok, ferme les yeux et approche ta tête.

 

— Tu ne vas rien me faire de bizarre, hein ?

 

— T’as pas bientôt fini de faire l’andouille ?! Fais ce que je te dis !

 

Je m’exécute, non sans appréhension. Je ne sais jamais à quoi m’attendre avec lui.

 

Nous voici front contre front et je sens comme une étincelle.

 

— C’est bon, tu peux ouvrir les yeux.

 

Lentement, je m’exécute. Un peu déboussolé, je regarde autour de moi. Le couloir a fait place à une ruelle. Les bâtiments semblent tout droit sortis du moyen-âge mais sans avoir l’air ancien. Un peu pris de panique, je regarde Arlolo qui éclate de rire.

 

—Tu devrais voir ta tête.

 

—Qu’as-tu fait ? Où sommes-nous ?

 

—Paris. Mais tu ne poses pas la bonne question, me dit-t-il d’un ton narquois.

 

—Non, j’ai déjà visité Paris , attends, comment pas la bonne question ?

—Nous sommes bien à Paris, mais au 10ème siècle. Allez, suis-moi. On a encore le temps d’aller boire un coup.

 

Je ne comprends plus rien. Ce gnome, aurait-il le pouvoir de nous faire voyager dans l’espace-temps ? Impossible ! En même temps, je parle d’une bestiole que moi seul, je peux voir.

Je décide de lui faire confiance, de toute façon je n’ai pas trop le choix.

Il m’entraîne vers une taverne. Par réflexe, je veux ôter ma casquette en pénétrant dans l’établissement mais mes doigts atteignent directement mon crane. D’ailleurs, je ne porte plus mes vêtements de ce matin. A la place, je me retrouve en guenilles et sandales. Arlolo qui a déjà pris place à une table me lance :

 

—Tu crois quand même pas, que j’allais te laisser venir au moyen-âge en baskets, jean et sweat à capuche ? Et, le style péquenaud te va tellement mieux. Allez, arrête de râler et commande-nous de la vinasse. N’oublies pas de demander une deuxième coupe. Tu n’as qu’à prétendre que tu attends quelqu’un.

 

Je ne relève pas, ça lui ferait trop plaisir. Je commande donc du vin. Ne parlant pas le vieux français, l’aubergiste ne me comprend pas et me regarde interloqué. Je me tourne vers Arlolo. Comprenant mon malaise ce dernier esquisse un geste de la main et me fait un clin d’œil. Je retente ma chance.

 

—Ah, tu es un sacré farceur toi ! J’ai cru que tu te payais ma tête. Je t’amène ça ! me lance-t-il en retournant vers son comptoir.

 

—Ok, j’avoue Arlolo tu m’épates. Cependant, je m’étonne. Tu ne commandes pas de la bière ? Ce n’est pas dans tes habitudes.

 

—On est au 10ème siècle, la bière est encore considérée par le clergé comme une boisson de barbares. On lui préfère le vin. C’est pas ma période préférée de votre histoire. Pour une fois que vous, les z’humains, inventez quelque chose de sympa. Heureusement, vous changez souvent d’avis et dans quelques siècles, ce sont des membres de cette même religion qui vont remettre la bière au goût du jour.

 

—Je comprends mieux. Autre chose, tout à l’heure, tu as dit que nous avions encore du temps. Du temps, avant quoi exactement ?

 

Pour seule réponse, amenant sa coupe à ses lèvres, il m’enjoint à tendre l’oreille. À la table à coté, trois hommes à la mine grave jouent aux dés, j’essaye de suivre leur conversation :

 

— Pauvre Henri, se lamente le premier, un si brave petit. Il ne peut être coupable.

 

— C’est en tout cas, ce qu’il clame. Son maître était un riche artisan, ça attire les convoitises. Son apprenti n’avait aucune raison de vouloir sa mort, enchéri le deuxième.

 

— De toute façon, il est trop tard, conclut le dernier, la sentence a été prononcée et aucun miracle ne viendra sauver le pauvre enfant.

 

À ces mots un brouhaha se fait entendre à l’extérieur. D’un coup, la taverne se vide. Même le taulier a déserté les lieux.

— C’est l’heure. Suis-moi, me lance mon compagnon de voyage.

 

Nous rejoignons une petite place. La foule est amassée devant une estrade. Arlolo grimpe sur mon épaule et me demande de m’approcher. Je me fraie un chemin, tant bien que mal, à travers la foule pour enfin arriver au premier rang.

 

Un frisson me parcourt l’échine lorsque je découvre la scène. Un jeune garçon qui doit à peine avoir l’âge de mon fils ainé ; est à genoux, la tête posée sur un billot. Je comprends qu’il s’agisse du jeune homme dont parlaient les hommes de la taverne. À sa droite, se tient un homme, le visage caché par une cagoule noire. L’homme, à la stature imposante, tient dans ses mains une hache. Un autre personnage sur l’estrade énonce les faits reprochés au jeune Henri ainsi que la sentence. L’homme et le bourreau échangent un regard entendu à la suite de quoi ce dernier lève sa hache. Le pauvre Henri, a beau s’égosiller qu’il est innocent, rien n’y fait. La hache entame son inexorable descente vers la nuque du condamné. Au dernier moment, l’exécuteur suspend son geste.

 

Quelque chose, sur la nuque d’Henri semble le gêner. Il pose sa hache et, avec une délicatesse surprenante pour un homme de sa stature, enlève une chose, si petite, que je ne peux la voir d’où je suis. Malheureusement, le jeune apprenti n’a bénéficié que d’un bref sursis car, voici que la montagne de muscles reprend sa funeste besogne. Cette fois-ci c’est la fin, doit se dire Henri mais à nouveau la hache ne parvient pas à retrouver le billot. Une fois de plus, et avec une extrême délicatesse le golgoth enlève quelque chose de la nuque d’Henri. Il lève à nouveau sa hache mais cette fois, il la pose presque immédiatement.

 

— Et bien, que se passe-t-il exécuteur ? Vas-tu nous faire patienter encore longtemps ? l’interroge un homme depuis une tribune.

 

Je n’avais même pas remarqué la tribune, absorbé que j’étais par les événements. Plusieurs personnes y sont présentes, à en croire leurs habits, il s’agit de nobles. J’interroge Arlolo :

 

— Qui est cet homme, celui qui vient de parler ?

 

— C’est Robert II, dit : « le pieux », le roi de France.

 

— Sire, je suis désolé, bredouille le bourreau qui semble soudain plus menu, mais une créature rouge semble refuser que j’exécute la sentence. Elle n’a de cesse de se poser sur la nuque du condamné.

 

Dans foule, certaines personnes, persuadées de l’innocence du jeune apprenti se mettent à acclamer la petite sauveuse : « Elle doit être envoyée par le Seigneur. C’est un signe. Henri est bel et bien innocent ». Très vite, le message circule et la foule se met à scander « C’est la bête à bon Dieu, c’est la bête à bon Dieu »

 

Arlolo attire mon attention et me désigne le roi.

 

— Tu vois, le roi a répudié sa première épouse et s’est marié avec la reine actuelle mais il y a un « léger » souci de consanguinité. Le pape est à deux doigts de l’excommunier. Ça le fait pas : le roi « pieux » qui se fait excommunier ! Il est donc dans ses petits souliers avec l’église.

 

Le roi semble en effet hésitant. Il consulte ses conseillers et la reine. Il se lève, tend la main vers la foule qui aussitôt se calme. Il se tourne ensuite vers le bourreau.

 

— Si le seigneur, nous a envoyé une messagère pour nous prévenir qu’une injustice allait être commise, qui sommes-nous pour aller contre sa volonté ? Mon brave, libère ce jeune homme, il est à présent lavé de tout soupçon, déclare le roi avant de quitter la tribune.

— Le gaillard, manifestement soulagé de ne pas avoir à exécuter la sentence, aide le jeune Henri à se relever. Celui-ci, bien qu’un peu groggy, semble plus que heureux d’avoir encore la tête sur les épaules.

 

La foule est en liesse et une soirée de fête s’annonce. Tous se dirigent vers les tavernes les plus proches.

 

Arlolo et moi restons, encore quelques instants devant l’estrade. Les parents de Henri viennent le serrer dans leurs bras. C’est ce moment que choisit le petit coléoptère pour se poser sur ma main. Rouge mat, 3 points noirs sur chacune des élytres, un à cheval sur les deux et une tache blanche sur chacune d’entre-elles. Son thorax est noir avec deux taches blanches, aucun doute c’est une coccinelle à sept points (Coccinella septempunctata). La coccinelle endémique d’Europe.

 

— Je comprends maintenant d’où vient ce surnom. Pour te remercier, je t’offre un verre dans une taverne ?

— Oh que oui, tu vas m’offrir un verre ! Mais en 2022, le vin c’est bien, la bière c’est mieux.

 

— Et sinon, tu en as d’autres des pouvoirs comme celui-là ?

 

— Tu le verras en temps et en heure, dit-il souriant en approchant son front.

 

Oli

Oli et Arlolo

Un raconteur de nature, accompagné d'une drôle de bestiole

Cette publication a un commentaire

  1. Mathieu Nathalie

    Bonsoir Oli même à 51 ans j’adore toujours autant les histoires . J’avais brièvement entendu celle – ci.
    Encore merci pour la balade d’aujourd’hui .
    Remets mon bonjour à Cindy et bonne soirée à vous deux.
    J’espère participer à d’autres balades et cette fois avec au moins mon mari .
    À bientôt ,
    Nath

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