Le prince et la flûte enchantée

Dimanche 5:30 le réveil se met à chanter un vieux tube des années 70. Il est l’heure.

La semaine écoulée a été compliquée et le besoin de me retrouver seul se fait ressentir. Depuis quelques semaines, j’apprécie vraiment ces moments de calmes où profitant de l’éveil de la forêt je peux laisser mon esprit s’apaiser loin de l‘agitation quotidienne.

La météo semble s’acharner sur moi, se montrant sous ses meilleurs jours en semaine mais refusant d’en faire autant quand enfin je peux m’adonner à la photographie. Ce dimanche confirme cette tendance. En buvant mon café je constate que le ciel est couvert. Une seconde couche sous mes vêtements de camouflage ne sera pas du luxe.

Je me dirige vers le lieu où, depuis plusieurs semaines me rendant au travail, j’observe plusieurs chevreuils broutant l’herbe tendre des prairies. Cette fois, je tache de m’approcher en restant sous le vent. Je chemine entre les pâtures. Le soleil commence à peine à se lever que j’aperçois déjà deux chevreuils. Ils se trouvent sur mon chemin, je ne peux ni m’avancer, ni les contourner sans risquer de me faire repérer et donc de les faire fuir. Je décide donc de m’accroupir et de patienter. Pas de bol pour moi, un énorme tas de fumier me tient compagnie et ses effluves, aidées par le vent, me reviennent en plein nez. Au moins, les chevreuils ne risquent pas de détecter mon odeur. Le soleil vient seulement de se lever et l’épaisse couche de nuage empêche ses rayons de fournir la lumière dont mon appareil et moi avons tellement besoin. Je sens que cette fameuse heure bleue va se transformer en une longue journée grise aux relents nauséabonds.

Les chevreuils pénètrent dans la pésière qui borde le chemin. Je vais enfin pouvoir quitter mon compagnon mal odorant. J’hésite. Les nuages semblent avoir quitté le ciel pour s’installer dans ma tête. Un petite voix interne, que je connais bien me souffle, de faire demi-tour, que je suis fatigué, que j’ai les pieds mouillés et que je sens la flatte. Elle me rappelle que même si, et c’est peu probable, je croise un animal, la pauvre luminosité ambiante ne me permettra même pas de faire une photo digne de ce nom. Non, conclue-t-elle, mieux vaut retourner sous la couette.

Je m’apprête à obtempérer quand, une seconde voix résonne

—Dis un peu à l’autre cruche de la mettre en veilleuse qu’on y voit plus clair  ! Déjà qu’elle t’empêche de dormir, elle va pas en plus te dire quoi faire quand t’es réveillé. T’es là, autant continuer, qui sait sur quoi tu vas tomber. Et même si la photo est moisie ça change quoi ?

Cette voix, ce phrasé, c’était bien Arlolo. Pourtant j’ai beau scruter les alentours, il n’est pas là. Étrange, mais il a raison. Je suis venu ici pour me vider la tête et advienne que pourra.



Au lieu de me rendre sur le spot prévu, j’emprunte le chemin qui longe la culture d’épicéa dans laquelle les deux chevreuils se sont enfoncés. Je ne connais pas ce chemin. À ma gauche les résineux et à droite la pâture où trône fièrement le tas de déjections qui me tenait compagnie plus tôt. Plus loin, une friche équipée d’un perchis de chasse succède aux épicéa et le chemin qui se termine sur un autre champ. Si les deux cervidés ont pénétré dans la friche, je risque d’avoir du mal à les retrouver. Je décide donc de rebrousser chemin et de tenter ma chance à l’endroit où, deux semaines auparavant, j’ai photographié ce beau brocard au bois encore recouverts de velours. En me retournant, je repère deux formes bien connues de l’autre côté de la pâture. Une nouvelle paire de chevreuils. Cette fois, je sors les jumelles. La tache blanche en forme de cœur qu’on appelle le miroir ne laisse aucun doute sur le sexe, il s’agit bien de deux femelles ou chevrettes. Elles sont loin et une approche à découvert est exclue, je pose néanmoins mon pied et tente quelques clichés à grande distance. Je continue de suivre le chemin pour les dépasser et me poster plus loin. À l’affût du moindre signe qui indiquerait qu’elles m’ont repéré je constate qu’elles ne me prêtent aucune attention. Quelque chose pourtant m’intrigue. Régulièrement les deux chevrettes lèvent la tête et scrutent au loin. Ce n’est qu’après avoir avancé de plusieurs dizaines de mètres que je comprends enfin. J’aperçois une autre tache blanche en forme de haricot cette fois.

Un chevreuil mâle de loin

Ah, les coquines ! C’est donc ce beau mâle qui vous met dans cet état. Malheureusement mesdames, la période de rut n’étant que dans quelques mois, ce beau jeune homme semble plus attiré par l’herbe fraîche que par vos yeux de biche si j’ose dire.



Même s’il est à mi-distance entre les moi et les chevrettes il reste cependant encore à trop grande distance pour espérer une belle photo mais je décide quand même de me couvrir de mon filet de camouflage et de pénétrer dans le champ par la barrière ouverte. Je m’installe juste à côté de celle-ci en me servant d’un petit tas de terre en guise de siège. Doucement mais sûrement, au gré de son broutage l’ongulé se rapproche de moi. Plus qu’une trentaine de mètres nous séparent et je profite de chaque instant passé à l’observer. Il a encore fait dix mètres dans ma direction. Ça y est, je peux enfin shooter, la luminosité n’est décidément pas bonne et je suis obligé de descendre la vitesse d’obturation de mon appareil ce qui, pour quelqu’un qui comme moi est équipe d’un vibreur intégré, n’est pas idéal et génère du « flou de bougé » dû aux tremblements de mes mains. Heureusement, je me suis limité sur la quantité de caféine et le calme qui règne en ce lieu limite ces derniers. Sans que je m’en aperçoive il a encore réduit la distance qui nous sépare et il est à présent à environ dix mètres de moi. Je réalise à quel point il est beau. Si le cerf mérite le titre de roi de la forêt, ce brocard mérite amplement celui de prince. Le cerclage clair qui entoure son museau tranche avec son pelage gris-brun mais ce qui me frappe les plus c’est les taches blanches qui entourent ses yeux et se rejoignent juste en dessous de ses bois en formant comme une note de musique. Le nom de Mozart me traverse immédiatement l’esprit, et voilà mon chevreuil baptisé. Alors que la flûte enchantée résonne déjà dans mes oreilles Mozart fait mine d’avancer mais le bruit de mon appareil l’arrête net. Il dresse les oreilles et regarde cette étrange forme devant lui. Je réalise qu’en réalité je suis sur son passage. Il voulait probablement sortir par la barrière ouverte et je me trouve à cinq mètres de cette dernière. Prudent, il avance encore.

Je ne sais pas comment l’expliquer mais à cet instant un sentiment de culpabilité m’envahit. Il sait que quelque chose se tient devant lui et pourtant sa curiosité le pousse à avancer. Je l’observe maintenant depuis un certain temps et j’ai conscience du bien que cela m’a fait. J’ai l’impression que je lui dois quelque chose, mon honnêteté, au moins ça. Lentement je me découvre. Il me fixe intrigué, alors que je retire le filet de camouflage. Certes, je porte encore ma cagoule mais au moins il voit mes yeux. Nos regards se croisent, nous nous rencontrons enfin. Il se déplace lentement sur la gauche sans détourner ses yeux des miens. Je décide de tenter quelque chose.



—Bonjour. N’ai pas peur. Je ne te veux aucun mal.

Interloqué il penche la tête. Il hésite de longues secondes avant de me décocher un aboiement, typique des chevreuils. C’est fini, il fonce vers la clôture et la franchit d’un bon élégant. Je regrette cette fin mais j’ai le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait. C’est là que quelque chose d’incroyable se passe, Mozart revient. Il m’a contourné et m’observe maintenant depuis la barrière ouverte. Je me retourne lentement et à nouveau nos regards plongent l’un dans l’autre. Il semble calme, allant même jusqu’à arracher une touffe d’herbe et de la mâchouiller. Dans ces moments, j’ai toujours beaucoup de difficultés à évaluer le temps. Nous sommes peut-être restés comme ça que quelques secondes mais à l’heure où j’écris ces lignes, elles me paraissent encore avoir duré des heures. C’est lui qui décide de mettre fin à notre vis-à-vis en se retourner lentement et en empruntant le chemin par lequel je suis venu. J’ai juste le temps de lui dire un dernier « Merci » avant de le perdre de vue à l’instant où il pénètre dans la friche.

Je prends le temps de redescendre et de bien réaliser ce qui vient de se passer. Quand je me suis lancé dans la photographie naturelle, je pensais simplement faire des clichés pour alimenter ce blog et mes réseaux sociaux. Je m’aperçois aujourd’hui qu’il s’agit de quelque chose de totalement différent. La photo passe à la limite au second plan. Il m’arrive même, parfois, d’oublier de faire la photo. Celle-ci n’est au final qu’un accessoire pour se souvenir ou essayer de transmettre les moments vécus mais elle ne permet aucunement de vivre ces moments.

 

Il est temps pour moi de quitter les lieux.

 

Arrivé chez moi, Arlolo m’attend dans la cuisine

 

—Alors, t’as fait des rencontres intéressantes ?

 

—C’est le moins que l’on puisse dire. Dis donc toi, il me semble avoir entendu ta voix là-bas.

—T’as craqué mon pauvre vieux, je viens à peine de me lever. T’as tapé dans ma réserve de liqueur avant de partir ?

—Laisse tomber, ça doit être mon imagination.

—Ça doit être ça. Bon c’est pas que tu m’ennuies mais c’est tout comme, à plus.

 

Il s’éloigne en sifflotant un air étrangement familier, la flûte enchantée…

Oli et Arlolo

Un raconteur de nature, accompagné d'une drôle de bestiole